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L’Homnivore de Claude Fishler

J’ai lu pour vous  ‘L’Homnivore (1ère partie)’ de Claude FISCHLER

par Anne-France GRIDELET

Claude Fischler est sociologue et chercheur au CNRS. Il écrit L’Homnivore en 2001. Dans cet ouvrage en 3 parties compilant une série de recherches et d’études sur l’alimentation, il propose une ambitieuse analyse des pratiques alimentaires réconciliant sciences de la nature – la biologie, qui étudie l’aspect nutritionnel – et sciences humaines –  qui en analyse la symbolique. Les aliments sont associés, on le sait, à toute une série de représentations, de croyances n’ayant souvent qu’un rapport très lointain avec leur apport nutritionnel. Pour n’en donner qu’un exemple, un plat composé de foie gras et raisins signifiera toute autre chose qu’une saucisse-compote, même si nutritionnellement les deux plats se ressemblent. La symbolique sociale de l’alimentation est donc tellement puissante qu’elle peut en devenir invisible, c’est à dire apparaître comme naturelle. C’est à quoi s’est attaché Fischler ici : décrypter, analyser et comprendre ce qui, dans notre alimentation, nous apparaît comme naturel. Parmi la foule des idées développées par Fischler dans cette première partie ouvrage, j’ai sélectionné celles qui me paraissaient les plus intéressantes pour les lecteurs de Be Veggie, tout en essayant de restituer fidèlement la pensée de l’auteur. Bonne lecture !

 Les racines anthropologiques de notre rapport à l’alimentation

Carrefour, Delhaize, Cora, pour les traditionnels, Aldi ou Lidl pour le low-cost, toutes ces enseignes de la grande distribution qui révèlent notre société d’abondance… Des milliers de rayons regorgeant de nourriture de toutes marques… Jamais nous n’avons eu si facilement accès à la nourriture, et pourtant, plus qu’à aucun autre moment de l’histoire, l’alimentation s’est peu à peu placée au centre des préoccupations des consommateurs. La nourriture est partout et le discours sur la nourriture l’est tout autant (discours médical, média, opinions, conversations, ..). La question du « que manger, comment manger » est devenue ceLe_gout_des_autres_LCAV2ntrale dans cette société où l’abondance nous pousse à opérer des choix. Le mangeur moderne doit gérer non plus la pénurie mais la profusion. Il doit opérer des sélections, établir des comparaisons, combattre des pulsions, (…), bref, déployer tous ses efforts non pour se procurer l’indispensable mais pour rejeter le superflu avec discernement ». C’est dans ce contexte que commence l’analyse de Fischer.

A quoi servent nos « cuisines » ?

 La première question qu’il pose est la suivante « Pourquoi mangeons-nous ce que nous mangeons ? ». En effet, nous sommes loin de consommer tous les aliments réellement comestibles existant sur la planète, nous n’en consommons qu’une infime partie, et cette partie diffère considérablement d’une culture à l’autre. Ainsi, en Europe, nous ne mangeons pas d’insectes, ce qui grouille et rampe nous dégoûte. Nous mangeons des escargots, et des grenouilles, ce qui révulse une autre partie du monde. Le chien, affectueux copain de nos foyers occidentaux, est mangé sans souci dans plusieurs cultures asiatiques, alors même que nos fromages leur donnent la nausée. Les Indiens trouvent indigne de manger de la vache, mais ici, on dévore du steak sans aucune difficulté. Bref, vous l’aurez compris, ce qui est estampillé « comestible » varie fortement selon l’endroit du monde où l’on vit. Comment expliquer cette variabilité, qui ne peut être liée aux apports nutritionnels puisque les humains ont les mêmes besoins nutritifs ? C’est la variabilité des systèmes culturels, autrement dit : si nous ne consommons pas tout ce qui est biologiquement comestible, c’est que tout ce qui est mangeable n’est pas culturellement comestible. En d’autres termes, pour pouvoir avaler notre nourriture, nous devons d’abord en accepter l’idée. Cette nourriture doit avoir un sens, être connotée de manière positive, ou tout le moins, acceptable.

Fischler explique en effet que chaque culture possède une « cuisine », c’est-à-dire un ensemble de croyances, de pratiques et de règles qui gouvernent la préparation des repas et la consommation des aliments, règles dont l’existence ne nous est révélée que lors d’une violation. Par exemple, si nous étions invités à un dîner où le café est servi avant l’apéro, où un plat est composé de brocolis et de croissants au beurre (pour ne rien dire d’un plat de chien rôti avec ses araignées grillées en accompagnement !), il y aurait de fortes chances que nous nous détournions de pareil repas car il violerait les règles tacites et partagées de notre « cuisine » occidentale moderne. Ce que Fischler expose ici,  contrairement à la croyance communément admise que l’être humain est libre de ses choix, c’est que notre goût, et nos mœurs alimentaires sont contraints par la culture culinaire à laquelle nous appartenons.

Mais on peut se demander à quoi servent ces règles culinaires si diverses selon les cultures ? Selon Fischler, les « cuisines » servent à régler le problème fondamental que pose au mangeur sa nourriture, problème qu’il analyse sous 3 angles : celui du « paradoxe de l’omnivore », celui du « principe d’incorporation », et celui du « dégoût ».

Examinons le premier angle, le « paradoxe de l’omnivore ». Il nous dit que l’omnivore a la faculté inappréciable de pouvoir subsister à partir d’une multitude d’aliments et de régimes différents et pour cela, il prend pour exemple le cas des Inuits, dont le régime alimentaire est composé presque exclusivement de protéines animales, et celui des agriculteurs du sud-est asiatique, qui en est quasiment dépourvu. L’être humain peut donc subsister avec des régimes alimentaires forts divers. Mais à cette liberté est associée une contrainte toute aussi forte : celle de la variété. Nous avons besoin de toute une série d’aliments différents pour assurer l’apport en nutriments essentiels. Le paradoxe de l’omnivore, selon Fischler, est ce tiraillement perpétuel entre notre goût de l’innovation, de la variété (nécessaire à notre régime omnivore) et celui de la méfiance envers tout nouvel aliment (la néophobie), qui pourrait potentiellement nous empoisonner. Nous avons besoin de variété, mais cette variété comporte des risques, qui nous pousseraient au conservatisme.

Le deuxième angle analysé est celui de l’incorporation, c’est à dire le mouvement par lequel nous faisons franchir à l’aliment la frontière entre le monde et notre corps.  Et incorporer un aliment c’est, selon Fischler : incorporer tout ou partie de ses propriétés : nous devenons ce que nous mangeons.  Des études ont en effet démontré clairement notre tendance inconsciente à projeter les caractéristiques de la nourriture sur le mangeur. Ainsi, nous imaginons un mangeur de tortues  plutôt bon nageur et pacifique, tandis que le mangeur de sanglier serait plutôt rapide à la course et belliqueux.  L’humain a donc tendance à s’identifier à sa nourriture. Ou plutôt notre nourriture nous identifie, elle dit qui nous sommes, nous représente car, à un système culinaire s’attache une vision du monde. La nourriture nous inscrit donc dans un groupe partageant des valeurs. On comprend mieux pourquoi les découvertes récentes du « chevalgate » ont tant ému la population : si nous ne savons pas ce que nous mangeons, ne devient-il pas difficile de savoir qui nous sommes ?  interroge Fischler.

Enfin, le troisième angle nous parle du dégoût, c’est-à-dire de la manifestation d’opposition de notre corps à l’ingestion d’un aliment. Selon le psychologue Rozin, il existerait 3 sortes de dégoûts : celui de type sensoriel, provoqué par une sensation désagréable dans la bouche ou dans le nez ; celui, plus rare, qui résulte de la conscience d’un danger (des champignons inconnus par exemple)ou, le plus souvent, celui de nature idéelle, c’est à dire fondé sur l’idée qu’on se fait de la nourriture, et qui comporte une forte composante affective : le dégoût du porc pour les juifs ou musulmans, de la viande pour certains végétariens, etc. Il est intéressant de remarquer que, selon Fischler, le dégoût sensoriel peut significativement diminuer, voire disparaître, par contacts répétés entre l’aliment et nous (apprendre à aimer le piment, le roquefort ou les chicons par exemple) alors que le dégoût de type idéel se montre beaucoup plus persistant.

Donc, à cette première question : pourquoi mangeons-nous ce que nous mangeons parmi toutes les variétés d’aliments comestibles offertes par la nature, Fischler nous explique finalement qu’un aliment doit être davantage « bon à penser » que « bon à manger » pour figurer à notre menu.  Et les « cuisines », c’est-à-dire les classifications d’aliments, règles d’ordonnancement et de composition de repas qui varient selon les cultures, serviraient à rendre l’aliment « bon à penser », c’est-à-dire (à savoir) acceptable à notre esprit, avant d’être incorporé.

La formation de nos goûts

Comme on pouvait s’y attendre, nos goûts alimentaires sont donc largement déterminés par la culture à laquelle nous appartenons. Mais comment, à l’intérieur d’une culture, se forme le goût ? Intuitivement, on pourrait penser que nous mangeons comme nos parents et que le conditionnement familial est sans doute le 1er facteur d’influence en matière de goût alimentaire. Il n’en est rien. Fischler nous montre, études à l’appui, que les goûts au sein d’une même famille présentent quasiment autant de variabilité qu’entre individus pris au hasard. La famille est davantage le lieu où on apprend « ce qui ne se mange pas », c’est-à-dire les aliments considérés comme non mangeables dans notre cuisine occidentale moderne : on mange du porc mais pas de chien, des carottes mais pas de bulbe de tulipe, etc. Une fois que l’enfant a appris « ce qui se mange » et « ce qui ne se mange pas » dans sa culture, la famille n’exerce finalement qu’une influence faible sur ses préférences.

Alors qu’est-ce qui explique nos goûts et dégoûts ? Tout d’abord, la saveur sucrée semble universellement appréciée dès le plus jeune âge, sans doute parce que cette saveur signe une source importante de calories (l’abondance dont nous disposons aujourd’hui est toute récente, 50 ans au plus, et notre cerveau ne s’est pas encore adapté à cette nouvelle donne).  Ensuite, des études menées aux USA et en Europe au cours du 20ème  siècle auprès de populations d’enfants et de jeunes adolescents ont mis en évidence une aversion quasi généralisée pour les légumes (surtout les verts) et les abats de viande ; alors que les desserts, certains fruits, les frites et le poulet figuraient parmi les mets les plus appréciés. Peut-on alors parler d’attirance ou de rejet inné chez les humains pour certains aliments ? Fiscler postule que, si certaines « tendances lourdes » semblent innées, ou en tous cas communément partagées par des cultures différentes, la plupart des préférences alimentaires sont caractérisées par la variabilité. En d’autres termes, chez les humains, il y a plus de différences de goût que de ressemblances.

Si les préférences alimentaires sont plus culturelles que biologiques, plus acquises qu’innées, peut-on alors facilement les modifier ? Peut-on « aider » un individu ou une population à changer son mode d’alimentation?

Fischler nous apporte 2 éléments de réponse. D’une part, il s’avère que les tentatives des dirigeants pour réformer l’alimentation de groupes considérés comme porteurs d’une mauvaise alimentation se sont toutes soldées par de cuisants échecs. Ainsi les « food reformers américains » de la fin du 19ème siècle, qui jugeaient néfastes pour la santé les habitudes alimentaires des ouvriers et voulaient les réformer (modifier) ont échoué. Dans son ouvrage, Fischler ne fait état d’aucune réforme alimentaire imposée de l’extérieur qui ait atteint ses objectifs. En cause, comme il a déjà été dit plus haut, le fait est que l’alimentation est un puissant vecteur culturel ; elle fait partie de ce qui définit l’individu, son groupe social, ses habitudes et valeurs. Les immigrés changent de pays, d’habitudes, de vêtements, ou même de langue mais ils changent leur « cuisine » en dernier.

Mais alors, comment nos goûts évoluent-ils ? De manière individuelle, les goûts alimentaires changent considérablement au cours de la vie. La moutarde, l’oignon, le piment, les fromages forts, le poivre, les choux de Bruxelles… On peut citer des dizaines d’aliments souvent détestés par les enfants, mais que l’on apprend à apprécier à l’âge adulte.

D’abord, Fischler nous dit que la familiarité avec un aliment augmente significativement la probabilité de se mettre à l’apprécier. Donc pour faire accepter un aliment à quelqu’un, il faut lui présenter, lui présenter à nouveau, encore et encore… Jusque là, cela paraît évident. Mais ce n’est pas tout. Voir des amis manger et apprécier un aliment que l’on n’aime pas (surtout auprès des enfants) augmente également rapidement l’acceptation de cet aliment ; alors que cette règle ne se vérifie pas (ou moins bien) au sein de la famille. Autrement dit, des études montrent que l’imitation transgénérationnelle, c’est à dire au sein d’une même génération, est plus forte que l’imitation intergénérationnelle. (Parents, vous savez ce qu’il vous reste à faire 🙂

La viande…et nous !

Notre relation à la nourriture est donc profondément ambivalente : attirance et dégoût se succèdent et parfois se mélangent dans notre rapport aux aliments. Mais s’il en est un pour lequel cette ambivalence se révèle profonde, c’est bien la viande. La viande, un thème cher aux végétariens que nous sommes ! Fischler s’y intéresse aussi puisqu’il s’agit du seul aliment (avec le sucre) auquel il consacre un chapitre entier de son livre. En cause, la relation complexe et contradictoire, faites d’affects puissants, que nous entretenons avec la viande. Mais avant tout, il en évoque les apports nutritionnels et rappelle que les aliments d’origine animale, s’ils ne sont pas à proprement parler indispensables à la survie, constituent une source particulièrement précieuse de nutriments essentiels facilement assimilable.

Viande adorée, viande abhorrée, ce titre de Fischler résume à lui seul tous les paradoxes du rapport entre l’humain et la viande. Viande adorée car apparemment, la plupart des groupes humains recherchent la viande avec ardeur depuis des temps immémoriaux. Même si notre régime de base était plutôt frugivore, il semble que les hominidés ont très vite appris à chasser de petits animaux et à se repaître de leur chair. Notre langage même est marqué par cette attirance ancestrale :le terme français viande, du latin « vivanda » a désigné l’aliment en général avant d’acquérir, au début du 18ème siècle, son sens actuel : la chair se voyait ainsi en somme reconnaître le statut d’aliment absolu.

Par ailleurs, des ethnologues ont remarqué en étudiant des populations d’Australie, du Pacifique sud et de Malaisie que la viande étaient l’aliment le plus recherché, voire qu’il était insultant de servir un repas uniquement végétal à un hôte ! La valorisation de la viande dans de nombreuses cultures et de nombreuses époques est une constante, au point que les historiens mesurent la prospérité d’une période et/ou catégorie sociale, à l’augmentation de la consommation de viande par tête (Aymard, 1975). Les travaux de Jane Goodall, spécialiste bien connue des chimpanzés, avec qui elle vécut des années, relatent également leur intérêt marqué pour les nourritures carnées, en plus des fruits, légumes et insectes, qui constituent leur ordinaire. Leur régime serait donc nettement omnivore.

On l’aura compris (et les végétariens le comprennent d’autant mieux à force d’entendre « moi je ne pourrais pas, j’aime trop la viande « ), la chair animale est donc un aliment recherché et très apprécié par la plupart des cultures humaines.

Mais elle est aussi l’aliment le plus susceptible de provoquer des dégoûts et celle qui fait le plus l’objet d’interdits et de tabous moraux ou religieux. Il y a bien sûr l’interdit du porc, animal « impur » pour les juifs et musulmans ; l’interdit du bœuf, animal sacré pour les hindouistes ; le végétarisme moral du clergé bouddhiste et des jaïns en Inde.  Elle se manifeste également de manière individuelle chez des millions de personnes qui éprouvent de la répulsion devant un morceau de viande sanguinolente, alors qu’une botte de poireaux ou une salade ne provoque pas les mêmes sensations. Par ailleurs, Fischler remarque que dans quasiment toutes les cultures, il y a plus d’espèces animales rejetées que consommées, et que la consommation de viande est le plus souvent entourée d’une série de rites et de règles très précises. Par exemple, manger du bœuf cru en tranches fines préparé en carpaccio est apprécié, mais mordre dans un steak cru a peu de chance d’être vu comme un comportement normal. Par ailleurs, manger les tripes et abats des animaux reste une source de répulsion pour une grande partie de la population mondiale. La viande attire donc autant qu’elle dégoûte, ou plutôt, devrait-on dire, elle attire plus qu’elle ne dégoûte, puisque sa consommation est en augmentation constante depuis ces dernières décennies (sauf tout dernièrement dans les pays dits développés). Mais pour être attirante, elle doit plus qu’aucun autre aliment être préparée selon les règles de notre « cuisine », qui nous permet d’encadrer son ingestion, de la rendre « culturellement comestible ».

Pourquoi la chair des animaux a-t-elle besoin d’être domestiquée de la sorte pour qu’on soit capable de l’ingérer ? Parce que nous, les humains, sommes aussi des animaux répond Fischler, et que manger un autre animal, c’est renvoyer au cannibalisme, c’est poser cette question « est-il un autre moi ? ». L’humain qui mange de la viande sait, dès la fin de l’enfance, qu’il ingère un morceau d’animal mort, animal proche de lui-même, qui respirait, vivait et enfantait il y a peu. Pour s’éviter cette pensée, les humains ont cherché à établir une ligne de rupture, une frontière entre l’animalité et l’humanité, qui permette de penser la viande comme un « produit », et non la voir comme un autre nous-même. Selon Fischler, tout indique que pour manger de la viande, nous avons donc besoin de court-circuiter les mécanismes de défense qui s’activent lorsque la frontière animalité-humanité devient trop floue.

Et pour cela, il a mis en lumière deux stratégies. L’une consiste à régler le problème en posant l’être humain au sommet de la hiérarchie des êtres et en posant une distinction claire et infranchissable entre animaux et humains. (A mon sens, c’est d’ailleurs cette stratégie qui permet d’opposer les mots « animal’ »et « humain », alors que la science a montré depuis longtemps que les humains font partie du règne animal). Tous les défenseurs de la cause animale connaissent bien cet argument qui consiste à opposer droits des animaux et droits humains : « s’occuper des animaux alors qu’il y a des gens qui meurent de faim…» procède en effet de cette logique.

L’autre stratégie, pour ceux qui ne peuvent s’empêcher de percevoir le continuum qui nous lie aux autres animaux, consiste à évacuer de la viande toutes les caractéristiques apparentes de l’animalité afin de transformer la chair des cochons, veaux ou poules en chose inanimée. L’animal est chosifié.  Débarrassé de ses pattes, plumes, poils, de son squelette, présenté en filets, sans yeux ni tête, dans une barquette sous cellophane, morceau bien net qui ne présente plus de lien apparent avec la bête vivante, la viande (même le mot a été transformé et désigne une chose) devient alors mangeable.

A ces stratégies correspondent deux attitudes identifiées par l’anthropologue Noélie Vialles. La « zoophagie » est la logique des mangeurs d’animaux, c’est-à-dire ceux qui n’éprouvent pas de gène apparente à reconnaître l’animalité dans ce qu’ils consomment, à y retrouver tout ou partie de l’animal tel qu’il se présente à l’état vivant. Les zoophages aiment les tripes et les abats, cuisinent les poulets entiers après les avoir vidés, mangent des pieds de cochons, etc. Cette attitude à l’égard des nourritures carnées est plus facile pour ceux qui ont une idée bien claire de la supériorité humaine et voient une rupture nette entre l’homme et l’animal.

L’autre, « la sarcophagie », est une logique de mangeurs de viande, si l’on entend par viande une matière comestible distincte de l’animal duquel elle provient, et dans laquelle rien ne vient rappeler la bête vivante. Ceux-là, conscients du continuum homme-animal, auraient besoin de « désanimaliser » ce qu’ils mangent. Fischler nous fait d’ailleurs remarquer qu’en France, comme dans le reste de l’Europe, nous sommes de plus en plus « sarcophages » : la chair animale que nous consommons prend de plus en plus l’apparence d’une matière travaillée, transformée, de plus en plus éloignée de l’animal vivant. Les étals de boucherie ne présentent plus qu’exceptionnellement les têtes de veau parées de persil ou les lapins entiers écorchés que l’on rencontrait souvent il y a encore quelques années.

L’industrialisation de l’élevage a joué un rôle important dans ce processus de réification, ou dit autrement, de chosification des animaux, l’industrie agro-alimentaire considérant l’animal comme une matière première dont il faut augmenter le rendement par des transformations ne tenant aucun compte de la nature sensible de l’animal. L’animal n’est pas un veau, un cochon, un poulet ; c’est de la viande sur pied, du « minerai ». Dans l’agroalimentaire, l’animal est devenu objet, ou moins qu’objet : matière.

 Fischler nous dit également que si nous sommes de plus en plus « sarcophages », si nous avons à ce point besoin de nier l’animalité de la viande, c’est parce que la science nous montre chaque jour un peu plus à quel point les autres animaux nous ressemblent. Tous les « propres de l’homme » que nous avions construits pour nous différencier des bêtes s’effondrent : ils sont intelligents et sensibles, s’organisent socialement et partagent, montrent de l’empathie et des émotions.

Par ailleurs, nos sociétés industrialisées sont aussi celles où les valeurs individualistes et la sensibilité ont le plus progressé, où on accorde le plus d’importance aux affects, à la souffrance et au désir des individus.  Nous sommes également devenus plus sensibles aux besoins et souffrances des animaux, à qui nous reconnaissons une individualité, en tous cas pour les animaux de compagnie. Des lois contre la maltraitance animale ont vu le jour, et l’explosion des services proposant des soins de confort aux animaux de compagnie le montre (psychologue pour chiens, chenils de luxe, salons de toilettages, etc.) : le marché du « petfood » est devenu un business à part entière.

Fischler termine donc la première partie de son ouvrage avec ce paradoxe moderne de notre rapport à l’animal : « désanimalisé » par l’industrie de l’agroalimentaire, il est devenu matière inerte destinée au rendement, et humanisé par l’homme, il est de plus en plus sujet de soins et d’attentions de la part des populations humaines qui ne peuvent plus ignorer la sensibilité des animaux. Pour manger de la viande, les humains doivent effectuer aujourd’hui un véritable grand écart de conscience.

Pour combien de temps encore ?

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