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Voir son steak comme un animal mort ( Critique littéraire )

Sous un beau soleil de juillet, je me suis attaquée (intéressée ?) au dernier livre de Martin Gibert « Voir son steak comme un animal mort ». Il faut dire que l’expérience vécue au moment de le commander valait déjà le détour, quand la conseillère de librairie pouffa de rire en m’entendant énoncer le titre, assorti d’un « ça donne envie ! » qui, contrairement à elle, redoubla mon intérêt. En ce qui concerne le titre de son ouvrage, Martin Gibert a visé juste…

Que dire de ce livre ? Déjà que son auteur a réussi le tour de force de me réconcilier avec la philosophie -nous étions en froid depuis un cours soporifique à l’univ’. A l’aide de situations tirées de la vie de tous les jours, il expose clairement dans son 1er chapitre les arguments des différents courants de la philosophie morale vis à vis de la consommation d’animaux. Et la conclusion, qui fait aujourd’hui consensus chez ces spécialistes est limpide : « s’il est possible de vivre sans infliger de souffrances non nécessaires aux animaux, alors nous devrions le faire ». Par là, il montre de façon simple et convaincante qu’être vegan, loin des images de secte et d’extrémisme, est juste le choix de la cohérence.

Ce franco-canadien de 41 ans vit et enseigne au Québec. Chercheur en philosophie, il est devenu vegan non par amour particulier pour les animaux mais simplement par souci de cohérence avec ses valeurs personnelles. En écrivant ce livre, il a décidé de comprendre comment autant de personnes, par ailleurs équilibrées et aimant sincèrement les animaux, pouvaient vivre avec ce « paradoxe de la viande », qui est d’aimer leur chien et de faire griller un morceau de veau ou de cochon au barbecue.

Et les réponses qu’il apporte sont passionnantes ! Dans le 3èmechapitre (le livre en comporte 4), il présente le concept de psychologie sociale qui explique cette fracture entre une valeur (j’aime les animaux, je ne supporte pas qu’ils souffrent) et un comportement (je mange des animaux, ce qui implique qu’ils souffrent). Cette fracture, c’est la dissonance cognitive. Et nous n’aimons pas la dissonance ! Alors notre esprit trouve une parade : ajouter des pensées consonantes, qui vont habilement justifier notre comportement. C’est ce mécanisme qui nous fait trouver un tas de qualités à cette robe achetée à prix d’or alors qu’on est déjà dans le rouge (on pourra la mettre dans plein d’occasions, sa couleur va avec tout, et puis de toutes façons on gagne notre vie, on a bien le droit de se faire plaisir !) ou qui nous fait dire que, (de toutes façons) tout bien réfléchi ?, cette fille qui vient de nous quitter n’est finalement pas si bien que ça. Bref, c’est la manière dont l’esprit humain s’y prend pour faire coexister deux réalités ou croyances discordantes.

Pour apaiser leur dissonance cognitive, les vegans ont tranché : ils ont modifié leur comportement et ont choisi de vivre sans utiliser d’animaux. Mais les autres ? Martin Gibert pose donc cette question subversive : puisqu’aujourd’hui tout le monde est d’accord avec le fait qu’il est mal de faire souffrir des animaux, comment peut-on ne pas être vegan ?

Du déni (‘ils ne souffrent pas vraiment’) au mythe de la « viande heureuse » (« j’achète bio, les animaux sont bien traités »), il passe ainsi en revue les nombreuses stratégies développées par ceux qui continuent à manger de la viande et ainsi calment quelque peu leur dissonance cognitive.

L’originalité de Gibert est qu’il dépasse la simple énumération de ces stratégies (déjà décrites par d’autres) pour les replacer dans le concept plus global de ‘carnisme’, terme formé par M.Joy par analogie au sexisme ou au racisme. Le carnisme est « cette norme dominante invisible qui fait apparaître comme normal, naturel et nécessaire de manger des animaux ». Le carnisme, c’est la télé qui nous montre des cochons rieurs demandant qu’on achète le jambon X, alors que les vrais cochons sont  cachés, interdits de caméra et voués à l’enfer des élevages intensifs. On grandit dedans, on vit dedans depuis toujours, donc on ne le voit plus. Il développe également le concept de spécisme (dont le carnisme est un sous-groupe), c’est à dire de discrimination fondée sur l’espèce. Faire du spécisme, c’est une manière commode de résoudre sa dissonance cognitive : « bon d’accord ils souffrent sans doute, mais bon, ce ne sont que des bêtes, il ne faut pas les comparer à nous »

Considérant sans doute que nul ne peut plus ignorer la réalité des élevages industriels et des abattoirs, il est à noter que Martin Gibert, même s’il en parle brièvement, ne s’appesantit pas sur les maltraitances subies par les animaux dans les élevages. Pas de danger de trouver ici la description par le menu de scènes insoutenables.

Instructif, nuancé, sérieux mais non dénué d’humour, l’argumentaire implacable de Martin Gibert a le mérite d’être étayé par des études menées aux quatre coins du monde qu’il arrive à mettre à portée de tous. Cet ouvrage engagé mais jamais moralisateur nous pousse toujours plus loin dans notre réflexion et nous exhorte à faire le lien entre spécisme, racisme et sexisme. Il inscrit le véganisme dans un mouvement politique et social plus large de lutte contre toutes les formes d’oppressions. De façon magistrale, il montre comment le véganisme s’inscrit dans le courant humaniste, un humanisme « inclusif » c’est-à-dire qui étend le cercle de notre considération morale à tous les êtres sensibles.

Si les sciences humaines ne vous rebutent pas, si vous vous posez des questions sur votre éthique alimentaire, si vous avez envie d’en apprendre plus sur le véganisme en tant que mouvement social et politique, si vous cherchez comment concilier les valeurs de l’humanisme et les intérêts des animaux, alors ce livre est pour vous !

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